L’ancien Red Light District montréalais
Pendant une grande partie du 20e siècle, Montréal jouissait d’une réputation de métropole hautement festive en raison de sa vie nocturne exubérante, de sa scène jazz parmi les plus excitantes au monde et de son célèbre Red Light District qui abritait une communauté en pleine effervescence, en partie poussée en ville par la prohibition américaine qui a duré de 1920 à 1933.
À cette époque, Montréal faisait en effet partie des rares endroits en Amérique du Nord où l’on pouvait encore acheter de l’alcool en toute légalité. La ville avait pour chanson thème non officielle le grand succès Hello Montréal ! publiée par Irving Berlin en 1928, qui résumait à merveille le sentiment des touristes avides de boissons : « Goodbye Broadway, hello Montréal / I’m on my way, I’m on my way / And I’ll make whoop-whoop whoopee night and day! [Adieu Broadway, bonjour Montréal / J’arrive, j’arrive / Et je fêterai nuit et jour !] ».
Touristes, adeptes de jeux d’argent, escrocs et artistes de renommée mondiale affluaient dans la métropole pour festoyer et s’amuser jusqu’au bout de la nuit, ce qui a d’ailleurs valu à Montréal sa réputation de « ville du vice » qui a duré jusqu’au milieu des années 50.
Montréal, ville du vice
« Toutes les nuits à Montréal ressemblaient au réveillon du jour de l’an à New York, a écrit l’icône burlesque Lili St-Cyr dans son autobiographie Ma vie de stripteaseuse publiée en 1982 aux Éditions Québecor.
St-Cyr se tenait régulièrement au Théâtre Gayety, situé au cœur de l’ancien Red Light District, un secteur occupé en grande partie par l’actuel Quartier des spectacles.
La zone du centre-ville que l’on connaît aujourd’hui comme le Quartier des spectacles héberge des boîtes de nuit, des salles de concert et des établissements culturels depuis plus de 150 ans, à commencer par le théâtre Gesù, qui a ouvert ses portes en 1865. D’autres ont suivi ses pas, notamment le Monument-National en 1893, lieu de naissance du théâtre professionnel francophone, le Théâtre Gayety en 1912 (actuellement le Théâtre du Nouveau Monde depuis 1951), ainsi que le Théâtre Saint-Denis en 1916. Ces lieux opèrent d’ailleurs encore tous leurs activités, tout comme le Cinéma Impérial situé sur la rue de Bleury qui, en 1913, a été l’un des premiers « super palaces » construit à Montréal.
« Entre les années 1920 et le début des années 1960 apparaît un nombre impressionnant de cabarets qui reçoivent des artistes de grande renommée, explique le Partenariat du Quartier des spectacles, une organisation à but non lucratif créée en 2003 pour revitaliser le secteur. Montréal se bâtit une réputation de ville festive et attire des touristes en grand nombre. La prohibition américaine (1920-1933) contribue à l’attractivité de Montréal, mais crée également des conditions favorables à la prolifération du crime organisé, de la prostitution et des maisons illégales de jeux. Cela vaudra au quartier le nom de Red Light. »
Comme le souligne Nancy Marrelli — qui a occupé le poste de directrice des archives de l’Université Concordia pendant 45 ans — dans son ouvrage Stepping Out : The Golden Era of Montreal Nightclubs (Véhicule Press), « la “mauvaise” réputation de la ville est devenue un atout et une attraction touristique. »
Le Red Light District de Montréal
Durant l’époque où l’on considérait Montréal comme la ville du vice, des centaines de maisons closes ont ouvert leurs portes dans le Red Light District, délimité par le boulevard René-Lévesque au sud, la rue Sherbrooke au nord, la rue de Bleury à l’ouest et la rue Saint-Denis à l’est. L’épicentre de ce quartier se trouvait à l’intersection du boulevard Saint-Laurent — que les gens de Montréal appellent encore « la Main » — et de la rue Sainte-Catherine. Le journaliste judiciaire et chroniqueur des nuits montréalaises Al Palmer, du Montreal Herald et plus tard du Montreal Gazette, a d’ailleurs surnommé cette légendaire artère la « St. Kits » dans son livre Montreal Confidential (Véhicule Press, 1950).
« La Main et la “St. Kits” constituent un carrefour emblématique de Montréal, où l’on pouvait perdre sa montre d’un côté de la rue et croiser un monsieur vêtu d’un trench en train de la vendre de l’autre, explique la légendaire artiste burlesque montréalaise Velma Candyass, alias Velma Cabriole, qui travaille également comme guide touristique historique du Red Light. On y trouvait des bordels depuis les années 1800, mais au fur et à mesure que les escrocs, les criminels et les drogues se sont mis à proliférer, c’est devenu plus dangereux pour les travailleuses du sexe de fréquenter le Red Light District. C’était assurément glauque, mais souvenez-vous que les maisons closes très riches étaient aussi assez extraordinaires. »
Parmi les figures connues de cet univers, pensons notamment à Anna Labelle (madame Émile Beauchamp de son vrai nom), la maquerelle la plus célèbre de Montréal qui, dans les années 30, se présentait au palais de justice en manteau de fourrure et en Cadillac. Selon Velma Cabriole, « elle était elle-même une travailleuse du sexe et possédait déjà trois maisons closes à l’âge de 19 ans. C’était une fille de caractère et une véritable femme d’affaires qui a rapidement opéré jusqu’à 12 bordels. »
Le Red Light de Montréal jouissait d’une telle notoriété que Mae West y a fait évoluer le personnage principal de Sex, une pièce de théâtre qu’elle a écrite et dans laquelle elle a joué. Ce spectacle présenté en première à Broadway en 1926 raconte l’histoire d’une prostituée montréalaise fictive, Margy LaMont, qui travaille dans un bordel de la « rue Caidoux », un clin d’œil à l’ancienne rue Cadieux située dans le Red Light District. Le 19 avril 1927, la police de New York a d’ailleurs arrêté les interprètes de la pièce et a accusé Mae West d’obscénité. La célèbre comédienne a passé huit jours en prison et la ville de Montréal a rapidement changé le nom de la rue Cadieux, qui est devenue la rue de Bullion.
Velma Cabriole affirme que Montréal possède également une riche histoire en matière de burlesque. « On disposait d’un certain nombre de salles qui ont joué un rôle majeur pour le milieu du vaudeville et du burlesque, comme le Théâtre Gayety. Les vedettes américaines occupaient le haut des affiches, tandis qu’on accordait en général moins d’importance aux interprètes du Canada. Lily St-Cyr a commencé sa carrière en tant que danseuse avant de gravir les échelons et de devenir une célébrité. C’est à Montréal qu’elle a vraiment fait sa renommée. »
Dans Les Girls (1998), un documentaire de l’ONF portant sur la scène jazz noire de Montréal des années 20 à 60, la Montréalaise Tina Baines Brereton raconte comment elle a rejoint, à l’âge de 15 ans, les rangs de la première troupe de danseuses canadienne entièrement noire au Café St-Michel, en 1942.
Brereton explique qu’on engageait également les girls pour chanter et danser durant des enterrements de vie de garçon : « On enfilait cinq costumes et on en enlevait quatre, m’a confié Brereton. On ne se déshabillait pas. Ils embauchaient des filles blanches pour ça. Elles ne pouvaient pas se déhancher aussi bien que nous, alors elles se mettaient nues. »
Les quartiers chics et le centre-ville
Le milieu des boîtes de nuit montréalaise se divisait en trois secteurs. Les clubs et les théâtres de l’est se trouvaient surtout autour de la Main, et ceux des quartiers chics, notamment Chez Parée et El Morocco, se situaient près de la rue Sainte-Catherine. Ceux du centre-ville se concentraient dans les environs de la rue Saint-Antoine, comme le Café St-Michel et le Rockhead’s Paradise que Louis Armstrong fréquentait après ses concerts à Montréal. C’est aussi dans ces établissements que la jeune Ella Fitzgerald a fait ses débuts montréalais en 1943, tout comme à l’Alberta Lounge, où l’impresario de jazz américain Norman Granz a découvert le pianiste montréalais Oscar Peterson en 1949, avant qu’il ne devienne une icône mondiale du jazz.
Le pianiste Oliver Jones, un protégé d’Oscar Peterson, n’avait que 10 ans lorsqu’il s’est produit pour la première fois en concert au Café St-Michel, en 1944. « C’était en face du Rockhead’s Paradise, le premier club ayant appartenu à des Noirs au Canada, m’a rapporté monsieur Jones. Le St-Michel était un endroit un peu houleux ; Rufus Rockhead ne laissait jamais les choses dégénérer, mais les autorités faisaient constamment pression pour qu’il ferme. Je me souviens d’avoir joué au St-Michel et d’avoir été témoin de plusieurs trucs que je ne devais pas voir – des minettes et des effeuilleuses. Cela dit, les gens là-bas prenaient toujours soin de moi. »
Le vice, le crime et la moralité
Malgré tout, Montréal est devenue une métropole cosmopolite et culturelle en grande partie grâce à sa réputation de ville du vice, un thème d’ailleurs exploré dans l’exposition Scandale ! Vice, crime et moralité à Montréal, 1940-1960 présentée par le Centre d’histoire de Montréal entre 2013 et 2017.
Le guide d’accompagnement de l’expo souligne que la prestigieuse vie nocturne montréalaise existait « en symbiose » avec les activités illicites du Montréal clandestin : « Des centaines de maisons closes opéraient ouvertement, à quelques mètres des boîtes de nuit les plus connues de Montréal. Les repères de jeux d’argent et les comptoirs de paris proliféraient au centre-ville et se répandaient aux quatre coins de la ville, enrichissant du même coup les gangs qui s’adonnaient aussi au trafic d’héroïne. »
Après l’assassinat, en 1946, du « roi du jeu » Harry Davis, qui a eu lieu en plein jour au centre-ville de Montréal « dans des circonstances tout droit sorties du Chicago des années 1920, on a nommé le jeune et incorruptible avocat Pacifique Plante à la tête de l’escouade de la moralité. Cependant, il luttait si ardemment contre la criminalité qu’on l’a rapidement congédié pour excès de zèle. »
Un appel à la réforme
L’enquête Caron (1950-1953) sur le « vice commercialisé » a entre autres visé les forces policières et les autorités municipales accusées de se laisser corrompre par le crime organisé. Les conclusions sensationnelles de cette vaste opération ont permis au jeune politicien réformateur Jean Drapeau de devenir maire de Montréal en 1954 pour mettre de l’ordre dans la ville.
L’avènement de la télévision et l’arrivée de nouveaux établissements culturels grand public dans le secteur, comme la Place des Arts fondée en 1963, ont sonné le glas du Red Light District. Ces lieux ont à leur tour attiré davantage de touristes et d’activités commerciales, notamment la première édition du Festival International de Jazz de Montréal en 1980. Ce coin du centre-ville a par la suite redéfini son image pour se transformer en un arrondissement culturel en 2003. Aujourd’hui, le Quartier des spectacles constitue le principal carrefour des arts et du divertissement de Montréal ; on y organise des festivals et des événements tout au long de l’année.
Effacer le passé
Il reste peu de vestiges de l’époque où Montréal était la ville du vice, des années où Frank Sinatra se produisait en tête d’affiche au cabaret Chez Parée, sur la rue Stanley, durant sa résidence montréalaise en 1953. Les boîtes de nuit prestigieuses et les spectacles de danse ont peu à peu fait place aux performances burlesques, puis aux clubs de strip-tease, et le jazz a perdu du terrain au profit du rock and roll. En 1960, même l’emblématique Chez Parée est devenu un bar d’effeuilleuses.
« Rendu dans les années 80, les clubs de strip-tease sur l’île de Montréal connaissaient un succès énorme », affirme l’artiste, activiste et chercheuse Alex Tigchelaar, qui a jadis donné des performances burlesques sous le pseudonyme Sasha Von Bon Bon et été travailleuse du sexe. Tigchelaar a d’ailleurs étudié à l’Université Concordia et rédigé sa thèse de doctorat sur l’ancien Red Light District, le tourisme et la prostitution à Montréal.
« Selon mes recherches, Montréal comptait une cinquantaine de clubs de strip-tease en 1983. Cela dit, la manière dont les gens perçoivent ce divertissement a évolué. Internet a changé le visage du travail du sexe et on trouve très peu de clubs de strip-tease en ville aujourd’hui. Les principaux, comme Chez Parée, Wanda’s, Cabaret Les Amazones et Café Cléopâtre, ont survécu. »
On cite d’ailleurs Alex Tigchelaar dans Banishment through Branding : From Montréal’s Red Light District to Quartier des Spectacles, une étude menée par Rhianne Fiolka, Zack Marshall et Anna Kramer, de l’Université McGill. Publié dans la revue scientifique suisse MDPI en septembre 2022, cet essai explore la façon dont le Red Light District est devenu le Quartier des spectacles tout en continuant de référer son passé. Selon Tigchelaar, « Montréal comprend que son histoire est inextricablement liée au commerce du sexe et que la ville a profité de la mystique qui entoure la sexualité. »
La reine de la Main
On appelle affectueusement l’emblématique Café Cléopâtre, situé sur le boulevard Saint-Laurent, « la reine de la Main ». Cet établissement constitue d’ailleurs l’un des derniers vestiges du Red Light District de Montréal. Le Cléopâtre a ouvert ses portes en 1976 et gagné en 2011 une bataille judiciaire de deux ans contre la ville de Montréal. La métropole voulait exproprier le bâtiment qui l’abrite, lequel accueille des spectacles de cabaret depuis sa construction en 1890. Aujourd’hui, les effeuilleuses du club exercent leur métier au rez-de-chaussée tandis qu’on présente, au deuxième étage, des performances de drag, des soirées fétichistes ainsi que des spectacles de burlesque et d’humour.
« On trouve du divertissement pour tous les goûts sur les deux étages », affirme Velma Cabriole. Elle présente d’ailleurs son spectacle burlesque Candyass Club Cabaret au Café Cléopâtre depuis plus d’une décennie. « Ça se sent dans le bâtiment : l’établissement reflète une autre époque et l’histoire éphémère de la Main. Le Cléo fait partie intégrante de notre passé et de notre patrimoine. »
Bien Montréal n’est plus la ville du vice depuis longtemps, la métropole séduit toujours les touristes. En 2005, RuPaul, une icône mondiale de la drag, a déclaré ceci au magazine culturel montréalais HOUR : « Pour les gens des États-Unis, Montréal constitue la ville du sexe par excellence. C’est un endroit tellement sensuel. »
En effet, ça fait partie intégrante de l’ADN de Montréal.
Richard Burnett
Richard « Bugs » Burnett est un auteur, rédacteur, journaliste, blogueur et chroniqueur canadien. Il écrit pour des hebdomadaires indépendants ainsi que des publications grand public et LGBTQ+. De plus, Bugs connaît Montréal comme une drag queen connaît les produits de beauté.